Pendant l’été 2014, je reçois l’appel d’un futur chef d’un quotidien national. Il me propose de constituer une équipe autour des données et des nouveaux formats, que nous appellerons la «data-team». N’ayant pas envisagé de quitter mon poste à l’époque, je lui propose de décrire mon équipe de rêve et de décider ensuite sur cette base. Je rédige ça, j’hésite à faire partie de l’équipe. (ellipse) Début mars 2015, je rejoins la rédaction.
Le contrat semble clair : monter une équipe «data et nouveaux formats». Cinq personnes doivent la composer : trois journalistes «data-compatibles», un·e graphiste et un·e développeur·se. Avec l’ambition d’ajouter un an plus tard deux journalistes supplémentaires focalisé·e·s sur la création de bases de données et l’enquête. (ellipse) En novembre 2016, je quitte le quotidien, avec quelques déceptions, mais plein d’envies. Par rapport à la proposition initiale, les engagements n’étaient pas respectés, selon moi. J’en ai tiré au moins cinq leçons que je partage aujourd’hui.
1. Définir une mission précise
La première fois que je suis entré dans une rédaction, un chef m’a présenté en disant : «On ne sait pas trop ce qu’Alexandre va faire, mais il va le faire avec nous !» C’était peu ou prou la mission de la data-team également. «Faites-vous plaisir» nous a dit le directeur en charge des éditions. Cela expose à de multiples déconvenues, notamment car le data-journalisme est mal défini et mal compris.
La feuille de route était donc tracée par trois indications : le nom de code de la data-team, «Data et nouveaux formats», la phrase «Faites vous plaisir» et une demande de créer des formats et des outils réutilisables. De mon côté, avec un autre journaliste, on se disait qu’on allait pouvoir faire des enquêtes à partir de données, et produire des visualisations grâce à ces nouvelles informations.
Il me semble qu’à ce moment, la vision qu’avait le directeur, la vision qu’avait le rédacteur en chef et la vision des membres de la data-team étaient différentes, mais tous nous topâmes.
Avec autant de tâches, il a fallu forcément prioriser. Sans surprise, les enquêtes longues, prenant le plus de temps étaient les plus compliquées à terminer. Toutes les organisations imaginées, où l’une des personnes était détachée sur du temps long, ou avec des jours spécifiques n’ont jamais fonctionné très longtemps : l’actualité, et le temps chaud, reprennent toujours le dessus.
Un rôle précis permet à l’équipe de savoir ce qu’elle a à faire et de ne pas se disperser dans différents projets pas forcément cohérents.
2. Assurer une autonomie de la data-team
Être complètement intégré dans la rédaction expose la data-team au risque d’être dépendant des demandes diverses. Et donc d’avoir l’impression de se transformer en simple exécutants. Cela implique donc une gestion autonome avec des interlocuteurs identifiés. Parfois, lorsque nous refusions un projet, qu’elles qu’en soient les raisons, nous étions considérés comme «des enfants gâtés». Avoir une équipe du type chef de projet, graphiste et développeur reconstitue un peu le fonctionnement d’une agence. Et donc implique une «demande client» et un produit final qui respecte le cahier des charges, sans forcément de valeur ajoutée.
Le New York Times, pour son équipe dédiée aux infographies fonctionne de manière autonome. Ce qui veut dire que l’équipe ne reçoit pas de commandes mais est dans la proposition de sujets, en fonction des autres sujets couverts, de l’actualité, de leurs compétences et de leurs envies. C’est peut-être une solution à avoir pour les équipes spécialisées dans des formats. De plus, sans référent précis, les journalistes venaient proposer leurs idées au premier de la data-team qu’ils croisaient. Et personne n’était en mesure de stopper son collègue quand il partait sur un truc dans son coin.
L’autonomie est nécessaire à une gestion du temps et une réflexion éditoriale sur les sujets.
3. Créer des outils adaptés mais utilisables
Nous avons réalisé les outils, notamment pour faire des quiz, des longs formats, des longs formats photographiques ou des boîtes «témoignages». Tout le problème est de gérer l’équilibre entre la rapidité d’exécution par la data-team et la facilité d’utilisation par la rédaction. C’est la stratégie qu’a adopté le Temps avec succès. Mais comme l’indique Jean Abbiateci, il faut que les journalistes ne soient «pas fâchés avec la technologie». Dans le cas de la data-team, la gestion de ces formats normalement indépendants prenait un temps fou.
Si vous devez créer des outils, assurez-vous qu’ils sont utilisables par les autres ou que vous avez les moyens de les rendre utilisables, avec très peu d’interventions de votre part.
4. Savoir expliquer ce qu’on veut faire, et ce que l’on sait faire
Certains journalistes ont du mal à faire la différence entre les données et les chiffres. Et la définition floue ou le mésusage du terme data-journalisme n’aident pas. Beaucoup arrivent encore, dossier annuel d’une association ou graphique de l’Insee à la main, disant : «J’ai plein de données, faites-en quelque chose !» Il faut du temps pour faire comprendre nos vraies compétences à chaque journaliste. «Vous avez à les attraper l’un après l’autre comme un sniper», décrivait Helena Bengtsson, responsable de l’équipe «Data» du Guardian lors du Dataharvest 2016.
Visual journalism, visualisations de données, infographies animées, web apps, analyse de données : la définition trop large des missions qui nous étaient confiées nous empêchait de faire la différence entre les projets de «séduction», pour attirer à nous les journalistes et ceux qui relevaient vraiment de notre rôle. Il fallait par ailleurs expliquer aux autres que notre travail, comme le leur, reposait avant tout sur la définition d’un angle, et que les projets trop spécifiques et pas assez anglés courraient à leur perte. De plus, il était souvent considéré que notre travail était terminé après la publication. Construire une base de données n’a pas pour seule fin la réalisation d’une visualisation, et son élaboration peut se poursuivre après la première publication.
Il faut développer une culture de la donnée dans la rédaction qui place les data-journalistes comme des experts plutôt que comme des techniciens.
5. Faire connaître son travail
Corollaire du point précédent, pour bien expliquer ce qu’on fait, beaucoup de temps doit passer par la mise en avant des contenus produits. Et nous avons produit de nombreuses choses dont nous pouvons être fiers. J’ai essayé d’envoyer un mail mensuel pour montrer l’étendue de nos réalisations, sans qu’il ne soit suivi de nombreuses propositions. Nous ne nous battions pas trop pour que nos réalisations arrivent jusqu’au journal, mais ces publications avaient au moins le mérite d’assurer une lecture de l’ensemble de la rédaction.
Une réponse sur « Création d’une «data-team» : cinq leçons à tirer de mon expérience »
[…] Après trois semaines, le weblab affiche dix réalisations au compteur et autant de projets (moyen et long terme) sur le planning. Nous ne sommes réellement qu’aux premiers balbutiements d’un projet enthousiasmant où le plus difficile sera peut-être de faire des choix dans les sujets à développer. Mais régulièrement, je vais relire la réflexion d’Alexandre Léchenet (Le Monde, Libération, Slate…) qui a participé à la création de la data-team au sein de Libération): Création d’une «data-team» : cinq leçons à tirer de mon expérience. […]