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Manipulation de masse : l’information vue par des lycéens

J’étais invité vendredi soir à une discussion autour de l’information, de la désinformation et de la manipulation des masses. La soirée était organisée par le club de débat et de réflexion du lycée Eugène Ionesco à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine).

Avant de commencer le débat, les élèves chargé de l’animation ont préparé quatre petits amuse-bouches. Premièrement, un lycéen fait un rappel sur la caverne de Platon, les personnes assises dans leur grotte, observant des ombres pensant observer le monde réel. Sans transition, on passe à un extrait de Matrix, où Morpheus explique à Neo les bases de ce gigantesque programme informatique de simulation. Sans transition toujours, un extrait assez long sur la campagne marketing menée par l’administration américaine et des médias en 2003 sur la guerre en Irak. L’image, «une arme comme une autre», du descellement de la statue de Sadam Hussein reprise par les médias, sans qu’ils ne montrent également les pillages se déroulant au même moment. Les nombreuses prises de paroles de l’administration Bush, évoquant des menaces nucléaires, tentant d’instiller du doute… Enfin, un extrait de vidéo tiré du journal télévisé discutant du concept de fake news. Voilà pour l’introduction.

Le débat s’est rapidement réduit à une conversation entre une poignée de lycéens, un père de famille présent et une ou deux interventions de ma part. Une discussion sous l’œil attentif de la trentaine d’autres élèves, restés muets. C’était un vendredi soir, veille de vacances. Il était 18 heures. Cela a sûrement joué sur la composition de la salle. Les lycéens avaient préparé plusieurs questions pour guider les réflexions de la soirée :

  • Qu’est-ce que la manipulation des masses pour vous ?
  • Les médias sont-ils des outils de vérité au service des démocraties ?
  • Les médias sont-ils un contre-pouvoir trop puissant ?
  • Les médias peuvent-ils être neutres ?
  • Les médias traditionnels sont-ils obsolètes ?
  • Les médias sociaux peuvent-ils contre-balancer le pouvoir des médias traditionnels ?
  • Comment peut-on être sûr des informations ?
  • Avons-nous la formation pour décrypter les informations ?

Extraits de la discussion.

La manipulation des masses, c’est «propager une fausse information pour en tirer un avantage». Cela peut-être le fait de «groupes privés ou public», à des fins de «commerce, de haine ou de glorification à destination d’un groupe de personnes».

Pour se protéger de cette manipulation, principalement causée par les médias traditionnels selon les lycéens présents, il faut «développer ses propres opinions», «chercher différents points de vue»«Il faut avoir une attitude critique, croiser les sources.» Les participants ont tous noté l’importance «d’essayer de voir qui parle», de retrouver «les intérêts qu’un média a» à diffuser une telle information. Il faut «se fier à des journaux qui ont une plus grande indépendance, comme le Canard enchaîné ou Mediapart». Un autre note qu’il y a «un problème avec l’indépendance des médias».

«Les médias, c’est comme une carte en géographie : elle est centrée sur ce qui nous intéresse sur le moment et oublie ce qu’il y a autour.»

Pour lutter contre la désinformation, la solution identifiée par les élèves présents est «d’aller chercher en ligne des gens qui sont sur place et donner une vision d’ensemble». Un autre suggère de se promener sur Facebook Live, où l’information serait «brute» : «Les vidéos à 360° permettent d’éviter les angles morts.» Une autre prévient : «Ça ne sert à rien de regarder des informations crues : il faut des personnes extérieures, du contexte, pour expliquer ce que l’on voit». Elle explique alors qu’il y avait des caméras posées dans une ville syrienne, «sans propagande» selon elle, mais que ces caméras ne permettaient pas de distinguer qui était qui.

«Il ne faut pas tomber dans le piège de ne regarder que la vérité crue.»

Un lycéen rappelle que le problème n’est pas seulement celui des médias, mais également celui des lecteurs. «Quelque soit le contexte, on verra toujours la réalité avec un œil déformé.» Il évoque les «bulles d’informations» qui se créent autour des lecteurs, suggère des bonnes pratiques : «rechercher plus d’informations quand un article semble douteux», «vérifier sur Hoaxbuster».

Nous avons aussi parlé du métier de journaliste, mais j’ai pris moins de notes à ce moment là. En gros, j’ai parlé de l’impossible objectivité, du tri dans l’information qui est subjectif, du manque de diversité dans les rédactions, de la complexité de faire des contenus considérés comme «neutres» par tout le monde.

La discussion en arrive ensuite au manque d’éducation aux médias et à l’image. Les lycéens ne se sentent pas égaux face aux images. «Les cours de philo, qui développent notre esprit critique, on devrait en avoir depuis bien plus longtemps.» Les seuls moments de débat qu’ils identifient, élèves comme profs, c’est «les cours dédiés ou lorsqu’il y a des drames atroces». Ce sont des «petites touches fragmentées». Ils notent qu’en plus, lors de ces débats, «il n’y a que trois personnes qui parlent, souvent amies entre elles, et qui ont le même avis». Une prof se demande si les cours d’éducation aux médias, où l’on apprend aux élèves à douter n’encourage pas la dissémination des théories du complot, s’il n’y aurait pas «un effet contre-productif».

En guise de conclusion, un élève s’étonne que certains de ses camarades «se bloquent quand on parle de politique», qu’ils ne veulent pas s’impliquer parce qu’ils n’ont pas encore 18 ans. «Il faut lutter contre ces blocages, éveiller son esprit critique.»

Trois réflexions que j’en tire :

  1. Il faut aller dans les écoles. Expliquer les médias, la manière dont travaillent les journalistes doit faire partie aujourd’hui des tâches des journalistes. La semaine de la presse à l’école arrive bientôt. On peut noter aussi les opérations menées par Radio France, Le Monde ou encore mes anciennes collègues du P’tit Libé. Le Monde annonce déjà avoir reçu trop de demandes. Peut-être tout cela devrait être organisé à un niveau autre que la rédaction.
  2. Il faut enquêter. La réflexion de la proviseure adjointe était pertinente : on apprend aux jeunes à douter, au risque de les faire basculer. Leur introduction était à charge : ils se sont focalisés sur les médias, les politiques. Rien n’a été dit sur les marques qui manipulent à grand coup de pub et «d’opé-com». Ils questionnent les intérêts les plus évidents : les médias, les politiques. Peu de questionnement sur les créateurs de fake news, sur les Youtubeurs complotistes. Il faut être en  mesure de leur montrer les intérêts des sources alternatives qu’ils consomment. Ce que fait très bien BuzzFeed, notamment, avec ses enquêtes sur les créateurs de fake news.
  3. Il faut outiller les gens. La discussion a montré que les lycéens se plaignent de ne pas avoir suffisamment de cours pour discuter, pour améliorer leur esprit critique. Ils ne connaissent pas les outils qui existent pour vérifier l’information. On peut citer la collaboration First Draft News qui propose tout un tas de références pour aider à se dépêtrer et met en avant les initiatives de ses membres. Et il faut aussi que ça vienne d’en bas.

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